Quand la gauche perd sa langue, elle perd tout court

Certains l’appelleraient la Marine italienne, d’autres la petite Benito. Que l’on s’accorde sur un point, c’est à nouveau une défaite de la gauche en Europe.

Ça y est. Ce qui devait arriver, arriva. En traversant les Alpes, on se retrouve dans un pays qui a choisi de donner plus de 26,4 % des voix au parti « national conservateur » Fratelli d’Italia, mené par Giorgia Meloni, sur fond d’un taux d’abstention avoisinant les 35 %. Certains l’appelleraient la Marine italienne, d’autres la petite Benito. Elle devrait former un gouvernement avec la Ligue, le mouvement de Matteo Salvini, et Forza Italia de Silvio Berlusconi.

Dans toute l’Europe, on voit défiler sur les plateaux les membres et anciens membres des partis socialistes, les libéraux, les leaders nationaux. Les lamentations se multiplient et l’on s’échine à comprendre comment le « populisme » continue d’avancer. Peut-être que ceux qui ont été au pouvoir et qui ont accompagné ce phénomène de progression de l’extrême droite en Europe ne sont pas les mieux placés pour l’expliquer. Tâchons d’avoir un regard clarificateur.

Le populisme n’existe pas. Le populisme n’existe pas. L’extrême droite, elle, existe. Ce qui la caractérise est la violence de son programme, violence qu’elle dirige contre les « étrangers », contre les « assistés », contre les « élites », et contre l’Union européenne. La plupart de ses cibles, parce qu’il s’agit bien de cela, sont des catégories qui n’existent pas, mais qui ont été construites par des discours simplistes qui se diffusent dans les médias et dans différentes catégories sociales. On ne peut répondre à l’attrait que suscite ces discours par des catégories encore plus floues, des grandes idées toujours plus vagues. Tel est l’enseignement qu’il faudrait tirer. « Défendre l’Europe », « protéger la République », « lutter contre les extrêmes », « les populistes », ces mots résonnent comme les pleurs d’un enfant. Ils ne sont pas ancrés dans le réel, ils ne décrivent absolument rien de la société.

Quand la gauche perd sa langue, elle perd tout court. La longue tradition du socialisme en Europe s’était construite par son discours clarificateur. L’un des présupposés de Marx et des marxistes était qu’une compréhension fine, certains diront scientifique, de la société est une arme politique en soi. À un travailleur il faut donner du sens à sa trajectoire. C’est parce qu’il se comprend lui-même qu’il voudra bien prendre part à une entreprise politique. Tout ce qui est flou, brouillon, tout ce qui obscurcit les phénomènes sociaux, doit être abandonné. La société est traversée par des clivages, des oppositions, il ne faut en aucun cas chercher à les atténuer.

L’expérience française est assez parlante. Progressivement dans les années 80, le langage traditionnel de la gauche est abandonné par des forces dites « de gouvernement ». L’abdication des socialistes face à l’économie de marché s’accompagne d’autres renoncements importants, comme celui du Parti communiste de former ses propres cadres issus du monde ouvrier. L’abandon des classes populaires est une stratégie parfaitement consciente de la part des élites du Parti socialiste. Elles voient dans l’idéologie « humaniste » et « progressiste » un moyen de s’assurer le soutien des classes au plus fort capital culturel. Il ne s’agit plus d’agir sur la répartition de la propriété et des revenus, mais de venir en aide aux populations défavorisées, de minimiser les inégalités pour les rendre acceptables. La contradiction principale étant que l’absence de remise en cause des structures du capitalisme et du marché a engendré une augmentation abrupte des inégalités. L’avènement de Macron est l’aboutissement de la difficulté de plus en plus grande à distinguer « gauche de gouvernement » et « droite de gouvernement », gauche de droite et droite de droite, en somme.

De leur côté, les leaders du PCF ont eu tendance à accueillir de manière réactionnaire les revendications portant sur le genre, l’attirance sexuelle ou la race, ce qui a été en partie l’origine de son délaissement. Il en a été de-même pour les luttes écologiques. La société dite « post-matérialiste », comme l’a théorisé Inglehart pour opposer les revendications d’ordre économiques à celles en terme de qualité de vie et de droit, n’existe pas pour autant. Les hiérarchisations que produit la société en fonction du genre, de la classe, de l’origine ethnique ou de l’attirance sexuelle ont tendance à s’additionner et à fonctionner ensemble. La sociologie le montre bien. Dans la pratique, les luttes environnementales rejoignent souvent les luttes sociales. De même pour les luttes féministes, antiracistes ou anticoloniales. La tradition marxiste a toujours su réinventer ses concepts pour une meilleure compréhension de la société d’aujourd’hui et de toutes les forme de dominations qui la caractérisent. Les partis de gauche et leurs luttes de positions n’ont pas été à la hauteur de ces évolutions.

Une chose est sûre : la victoire annoncée de l’extrême-droite italienne s’est bien produite ce dimanche 25 septembre 2022 / Midjourney AI

En Italie, le Parti démocrate, qui se veut le représentant de la gauche, reste animé par les discours sociaux-libéraux et une manière « centriste » de présenter les problèmes de la société. Le refus de se rattacher à toute tradition socialiste est d’ailleurs l’une de ses caractéristiques. Son rôle dans les différents gouvernements successifs depuis 2008, et notamment dans les politiques d’austérité, le rend inaudible pour une grande partie des classes populaires italiennes. De même, le positionnement résolument, et obstinément, « pro-Europe » du PD participe à son impopularité, dans un pays où il est impossible de nier que les politiques menées par la Commission européenne et la Banque centrale européenne ont eu des conséquences néfastes sur le niveau de vie.

Comme le résume bien David Broder dans Contretemps, « L’Italie est une terre de grande histoire ouvrière et antifasciste, mais l’appel de dernière minute à cette tradition dans le but de stopper Meloni ne pouvait mobiliser que de petites minorités. »1 Ce n’est qu’avec beaucoup de clarté et de conséquence qu’un mouvement politique de gauche peut mettre des masses en mouvement. Il s’agit d’avoir une grille de lecture cohérente sur le réel, et en avons-nous une plus juste et précise que celle du marxisme ? Il s’agit ensuite de mettre sur pied un programme suffisamment ambitieux. Les petits pas n’intéresseront pas les miséreux.

  1. « Italie : dans une démocratie moribonde, c’est l’extrême droite qui l’emporte » par David Broder, Contretemps, 29 septembre 2022. []