À l’heure où j’écris ces lignes, les travailleurs de 6 des 7 raffineries de France sont en grève. Dans les quatre de TotalEnergies et les deux d’Esso-ExxonMobil, rien ne sort, et les salariés ont décidé de tenir bon.
Dans le débat public revient ce vieux discours empêchant toute compréhension de la situation. La grève serait une « prise d’otage ». Prise d’otage des Français, prise d’otage de l’économie. Tout ce qui pourrait être inventé et prononcé, pour défendre les intérêts des grandes entreprises et de leurs actionnaires, se retrouve dans les colonnes des journaux, à la radio, sur nos écrans. À l’inverse, tout ce qui pourrait permettre de comprendre les rapports entre les salariés et leur entreprise ne trouve aucune place dans les discussions.
Tâchons de poser simplement les choses. Le conflit qui oppose salariés et direction porte sur la répartition de la valeur produite dans l’entreprise. L’absence de progression des salaires des ouvriers se combine avec les effets de l’inflation sur le coût de la vie, pour former une situation intenable. Mais il faut aller plus loin pour comprendre. Dans le même temps, une entreprise comme Total a bénéficié de l’augmentation générale des prix de l’énergie. Les dix milliards de profits réalisés sur les six derniers mois ont permis, outre les fortes rémunérations pour les actionnaires, une augmentation de 52 % du salaire de son PDG. On peut alors aisément comprendre que la question de la pauvreté ou non des ouvriers des raffineries n’a pas lieu d’être posée. Ce qui est profondément injuste est que toute valeur supplémentaire, qu’elle soit liée à une augmentation de la productivité ou à celle des prix, est captée par ceux qui possèdent l’entreprise. Rien n’est redirigé vers ceux qui produisent cette valeur, ceux qui travaillent.
Si certains ont plus, c’est que les autres ont moins.
Depuis environ trente ans, les combats des salariés n’aboutissent que très rarement à des victoires. Très peu de secteurs de l’économie française ont pu conserver un pouvoir de négociation important. La conséquence de tout cela est extrêmement claire. Jouant à la fois sur leur capacité d’échapper à l’impôt et sur leur influence dans les politiques économiques, les grandes entreprises ont su faire progresser grandement les rémunérations de leurs dirigeants et actionnaires.
A l’opposé, l’ensemble de ce qui fait la « richesse du pauvre » s’effrite. Les salaires n’augmentent pas. Cela, nous l’avons dit. Mais ce n’est pas tout. L’assurance chômage et le RSA sont sans cesse visés par des réformes ajoutant des conditions à leur versement, ou les réduisant tout simplement. Or, ce sont des salaires différés, payés par les travailleurs eux-mêmes, c’est à dire ceux qui risquent de se retrouver sans salaires, qui plus est dans un marché du travail toujours moins régulé. « Faire des économies », dans ce cas précis, c’est prendre l’argent des salariés. De même lorsqu’il est décidé de réduire le nombre de lits dans les hôpitaux, réduire les dépenses dans l’éducation, conditionner l’accès à certains services collectifs, privatiser les transports publics, les piscines municipales, l’eau, bientôt l’air, ce sont des richesses immenses qui sont retirées à une population qui ne possède rien d’autre. Rappelons qu’en terme de patrimoine en France, 50 % de la population se partage environ 5 % de la richesse totale1. La suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) qu’avait décidé M. Emmanuel Macron, malgré des contestations très virulentes, est le marqueur central d’une politique entièrement dirigée vers la protection du patrimoine des plus riches.
C’est un couplet d’une chanson bien connue, mais trop peu estimée pour la justesse de ses propos, qui me vient maintenant à l’esprit.
« Hideux dans leur apothéose,
L’internationale
Les rois de la mine et du rail
Ont-ils jamais fait autre chose
Que dévaliser le travail
Dans les coffres forts de la banque,
Ce qu’il a créé s’est fondu
En décrétant qu’on le lui rende,
Le peuple ne veut que son dû »
En poursuivant courageusement leur grève, les travailleurs des raffineries ne réclament que leur dû. Et c’est l’ensemble des ouvriers, employés, petits auto-entrepreneurs, salariés en tout genre qui pourraient se joindre à cette bataille. Oui, « rendez-le nous, ou bien nous irons le prendre nous-même ». Il n’y a pas de meilleur moyen que la grève pour le dire. Pas de meilleur moyen pour forcer la main à des dirigeants qui n’ont plus pour habitude de céder quoi que ce soit.
Dans un pays où la « valeur travail » est autant réifiée, il peut paraître étonnant que les discours dominants prennent sans cesse la défense de ceux qui possèdent, au détriment de ceux qui produisent.
- Source : World Inequality Database, https://wid.world/fr/country/france-2/ [↩]