En France, nous votons deux fois. Cela, vous le savez bien. Une première fois pour élire un président de la République. Une seconde fois pour bâtir une Assemblée nationale (AN). Lorsque les élections législatives donnent la majorité au Président nouvellement élu, l’AN devient immédiatement un organe de validation automatique de la politique gouvernementale. On se demande alors pourquoi on nous a fait se déplacer deux fois. Mais qu’en est-il lorsque l’AN ne donne pas de majorité ? Qu’en est-il lorsqu’elle tend à représenter de manière beaucoup plus fine les différents « blocs politiques » qui se sont dégagés lors de l’élection ? On aurait presque envie de croire que ça y est, l’AN devrait retrouver sa place au centre de la scène politique. Sa composition devrait permettre l’existence de débats qui auraient un impact sur les décisions. On pourrait ainsi prouver au monde entier que la France est une démocratie bien en forme.
Le rêve a été de courte durée pour ceux qui ont cru à cette fable. La Ve République a été construite pour gouverner en temps de crise, pour expédier les débats parlementaires, pour aller vite, pour faire passer des lois sans aucune majorité. Elle est tout simplement l’inverse d’une démocratie parlementaire. On peut parfois observer certaines pratiques démocratiques, comme la volonté de Mme Élisabeth Borne de démissionner au lendemain des élections législatives, et certaines qui s’en éloignent grandement. M. Emmanuel Macron a dit non. Les règles de la Ve République permettent une pratique autoritaire du régime, et cela se révèle dans les moments où le pouvoir du gouvernement est contesté.
Mépris de l’institution parlementaire
Les questions budgétaires sont un moment privilégié de contestation de l’autorité gouvernementale. Le projet de loi de programmation des finances publiques a été, cette année, durement discuté, modifié et rejeté. Voilà une Assemblée qui ne se tient pas sage, qui remplit plus ou moins son rôle de discuter les textes, de s’inquiéter de la politique gouvernementale, de dire à M. Bruno Le Maire de revoir sa copie. La volonté gouvernementale de supprimer la CVAE, cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, est l’un des éléments qui a été très mal reçu. C’est une rentrée d’argent importante pour les collectivités territoriales. Plus généralement, le projet du gouvernement ne contient pas grand-chose d’autre que des baisses d’impôts.
En matière fiscale, l’Assemblée nationale s’est montrée beaucoup plus inventive. Un amendement des Républicains proposant une augmentation de l’exit tax, dispositif contre l’évasion fiscale, a été voté. De son côté, le Modem faisait adopter une taxe sur les superdividendes, soutenue par dix-neufs députés macronistes. Le gouvernement a eu immédiatement à cœur de remettre les députés dans le droit chemin. Ce sera un 49.3, et aucune de ces mesures ayant obtenu la majorité ne sera conservée.1
Le jeu du gouvernement est risqué. Des motions de censure, déposées par les différents mouvements de l’opposition, viennent répondre aux recours à l’article 49.3 de la Constitution. Classique sous la Ve République. Il est pourtant rare que les chances de faire tomber le gouvernement soient aussi fortes. Il suffirait par exemple que les députés du groupe Les Républicains déposent une motion et que celle-ci soit votée par le groupe Rassemblement national et l’intergroupe NUPES. On comprend mieux pourquoi il est si nécessaire, pour les membres du gouvernement, de dénoncer une alliance des « extrêmes », lorsque les députés RN votaient la motion déposée par la NUPES. Il n’y a évidemment aucune alliance. Chaque député est sensé décider par lui-même, ou avec son groupe, s’il souhaite renverser le gouvernement ou non. Il n’y a aucun rapprochement politique. Ceci n’est pas un projet de loi.
Démocratie Potemkine
Jamais dans l’histoire, le fait qu’il y ait un vote et plusieurs choix n’a suffit pour donner le nom de démocratie à un régime. Pourtant n’est-ce pas ainsi que les choses se passent aujourd’hui en France ? Aucune démocratie dans le monde n’a des contre-pouvoirs aussi faibles qu’en France. Les déterminants sociologiques et économiques du monde des « grands médias » tendent à diffuser un même type de discours très compatible avec le régime politique actuel. L’importance des grandes écoles parisiennes dans la formation des élites journalistiques et politiques est l’un des éléments qui expliquent une proximité sociale certaine, un entre-soi bourgeois. Une fausse pluralité vaut-elle mieux qu’une propagande assumée ? Les tracts politiques déguisés en analyses journalistiques font en tout cas leurs preuves en terme d’efficacité communicationnelle. La compétition politique qui est mise en scène ne correspond pas à l’intérêt des Français, mais à ceux de la classe dominante. C’est pourtant cette compétition qui a un effet certain sur les représentations et les idées dans toutes les strates de la société. Il est possible d’ajouter bien d’autres éléments, comme le fait que les politiques monétaires ont été mises hors de portée de toute discussion démocratique. Elles sont sous le contrôle absolu de la Banque centrale européenne. La liste serait encore longue, si l’on voulait donner toutes les raisons qui font que l’ensemble des décisions politiques décisives pour l’avenir échappent largement à celui qu’on a coutume d’appeler « citoyen ».
Si la « démocratie » au sens plein du terme n’existe pas non plus dans les autres États occidentaux, le régime français se dote de contours monarchiques qui le rend d’autant plus détestable. Le faste des palais présidentiels et ministériels, digne des plus puissantes monarchies, fait tache dans un pays où 50 % de la population ne possède que 5 % des richesses.
Tout cela peut avoir le mérite de lever l’illusion. Les différences de classe n’ont jamais été aussi visibles qu’aujourd’hui en France. La haute bourgeoisie dirige sans prendre la peine de se camoufler. Elle affirme ouvertement son mépris pour « ceux qui ne sont rien ». Elle n’a que faire de l’Assemblée nationale. Tout ce qu’elle souhaite, c’est mettre en œuvre son programme à tout prix. Et son programme, c’est le renforcement du pouvoir de ceux qui possèdent sur ceux qui n’ont rien ou qui ont peu, c’est la redistribution de la richesse du pauvre vers les poches des plus fortunés. Elle le mène à bien, de façon méthodique, depuis une trentaine d’années, quelles que soient les alternances politiques. Pour paraphraser Lénine, la démocratie bourgeoise n’est rien d’autre que la dictature de la bourgeoisie sur les classes populaires. A quand la dictature des classes populaires, à quand la démocratie ?
- « Budget 2023 : Baisser les impôts à tout prix » par Jean-Christophe Catalon, Alternatives Economiques, novembre 2022 [↩]