Une opération policière de grande envergure a été déployée à Mayotte. Environ 1800 membres des forces de l’ordre sont mobilisés pour encadrer la démolition de bidonvilles et l’expulsion de migrants comoriens. Le tribunal judiciaire de Mamoudzou a interdit, mardi 25 avril 2023, l’évacuation du bidonville « Talus 2 », affirmant que les conditions n’étaient pas réunies pour assurer la sécurité des habitants. Le discours gouvernemental apparaît assez clair. Il n’y aurait d’autre choix que de répondre à la violence par la violence. Que se passe-t-il à Mayotte ? Mon hypothèse est la suivante. Le gouvernement voudrait donner l’illusion que l’État agit enfin pour ce département, en se basant sur le mythe réactionnaire de la réponse policière comme moyen de rétablir « l’ordre républicain ». Cela permet de dresser l’immigration comme responsable de tous les problèmes des mahorais, et ainsi sauver à la fois l’État qui serait comme impuissant, et le marché qui serait entravé par cet obstacle.
Une société clivée, une situation économique et sociale intenable
La majorité des maires, ainsi que les deux députés de Mayotte (LR et Liot) affichent leur soutien au ministère de l’intérieur. Ils dénoncent la violence, la délinquance, « l’entrave à la sécurité et à l’entreprenariat ». Ils souhaiteraient même que l’opération aille « plus loin et plus vite »1. Ainsi, les maires demandent la suspension totale de la délivrance de titres de séjour et l’expulsion des enfants de migrants clandestins des écoles. A Chirongi, au Sud de l’île, un millier de personnes sont allées afficher leur soutien à cette opération dans la rue, signe des clivages au sein de la population. Le climat politique apparaît très tendu. Il s’agit maintenant de savoir quel est le contexte qui mène à ce climat.
Faisons donc un point sur la situation économique et sociale de Mayotte. Le taux de pauvreté dépasse les 77% si l’on prend le seuil de 956 euros. Plus de 40% des habitants vivent dans des cases en tôle. 30% n’ont pas l’eau courante. Le taux de chômage se situe à environ 35%. Le Smic est de 25% inférieur au Smic national. Le montant du RSA équivaut à la moitié du montant en métropole. Il faut ajouter à cela que les prix sont 73% plus élevés que dans l’hexagone. Tout ceci constitue la première vérité à énoncer. L’État français a livré cette petite île au capitalisme sauvage et au libre-échange international. Notons au passage que Guerlain, qui exploitait des terres pour la parfumerie, a décidé de fuir vers les Comores et Madagascar lorsque le droit du travail s’est aligné sur la métropole. La misère, le chômage, sont au service de l’exploitation capitaliste. Il faut le rappeler sans cesse. Les classes dirigeantes et l’État s’accommodent tout à fait de la pauvreté.
Politique de la violence et violence de la politique capitaliste
Le gouvernement français ne peut envisager de reconnaître l’échec du marché dans quelque territoire que ce soit. Le contrôle des prix, la multiplication des services publics, la construction de logements sociaux, l’augmentation des aides aux familles, la réforme agraire, tout ceci ne représente que des gros mots pour ceux qui sont au pouvoir actuellement, et ceux qui le sont depuis quarante ans. Il y a un refus catégorique à combattre la misère, pour la bonne raison que cela va à l’encontre des intérêts de la classe fortunée. Les économies budgétaires faites sur les politiques sociales, se retrouvent affectées à l’acheminement et l’équipement de policiers, à la rétention souvent illégale de migrants en vue de leur expulsion, à la multiplication des procédures administratives. Au lieu d’aboutir à « l’ordre », comme cela se passe dans le cerveau abîmé d’un chroniqueur de Cnews, cette politique, qu’on peut observer partout dans le monde, crée un accroissement de la violence.
Ne tombons pas dans la bêtise qui consisterait à dire que personne n’a intérêt à ce que tout cela se passe ainsi. Le vendeur d’alarme et de dispositifs de sécurité, par exemple, en tire une grande satisfaction. Le patron, qui voit une armée de personnes prêtes à travailler douze heures par jours contre des salaires dérisoires, y trouve aussi son intérêt. Les gouvernants, enfin, sont à la fois déclencheurs et profiteurs, à court terme, de la violence. Les chaînes d’infos en continu, l’ensemble des plateaux et une majeure partie de la presse réalisent le travail de communication permettant de justifier leur politique. Un quasi-consensus se fabrique. L’immigration devient la cause principale de la criminalité. Et que peut-on mettre de mieux que des policiers en face de criminels ? Il y a une logique très électorale dans la mobilisation systématique de la répression. Évidemment, le danger de l’extrême droite s’en trouve renforcé. Mais c’est un danger minime pour la classe dirigeante, comparé à celui de révéler et combattre les racines profondes des problèmes de la société.
En dissertant sur la situation politique de l’Allemagne dans les années 1930, Léon Trotski expliquait que la bourgeoisie au pouvoir, en situation de crise sociale majeure, ferait le choix du fascisme pour préserver ses intérêts contre des mouvements qui souhaiteraient transformer le système en profondeur. Le fascisme et les régimes d’exception seraient en quelque sorte l’aboutissement d’un état de crise de la démocratie libérale et du capitalisme.
L’enjeu n’est pas de dire que nous vivons la même situation. Disons simplement ceci : une société qui génère en son sein de la violence n’a pas mille façons de la combattre. Elle peut d’abord offrir des lieux d’opposition pacifique. La démocratie parlementaire fonctionne ainsi, jusqu’à ce qu’on n’y croît plus. Son équilibre est fragile car elle exclut des groupes sociaux entiers. Crise du capitalisme et crise de l’État démocratique vont de paire. Toutes les injustices de la société sont rendues soutenables par l’idée de démocratie. Lorsqu’il devient clair que la « paix sociale » n’est rien d’autre que ce qui permet à un petit nombre d’exploiter le travail des autres et de détruire la planète sans être inquiété, l’édifice commence à vaciller. La deuxième option, pour combattre la violence, est la violence elle-même. Elle ne produit que la nécessité d’avoir des réponses toujours plus autoritaires, face à des troubles toujours plus grands. Cela peut être très bon pour les affaires des plus riches, mais à court terme seulement, car l’instabilité grandissante peut menacer l’ordre social qui leur est favorable. La dernière option est de transformer l’ordre social lui-même, ce qui, à l’inverse, menace immédiatement les intérêts de quelques-uns.
Dans ces conditions, il ne peut y avoir que deux camps. Ceux qui défendent l’État policier, d’un côté, et ceux qui sont favorables à une rupture avec le système capitaliste, de l’autre. Seule la rupture constitue une véritable issue. Dans le cas de Mayotte, elle pourrait venir des Mahorais eux-mêmes.
- Opération Wuambushu : Les maires réaffirment leur mobilisation par Agnès Jouanique et Alexis Duclos, Mayotte Hebdo, 28 avril 2023 [↩]