Promis, on ne te conseillera pas, dans cet article, de « tout lâcher » pour aller élever des chèvres dans le Larzac. On ne te dissuadera pas non plus de le faire si une telle envie te prend.
Bullshit Jobs1 est un ouvrage publié par le chercheur américain David Graeber en 2018. Ce dernier était anthropologue et économiste à la London School of Economics. Il est décédé en 2020. Très engagé dans le courant anarchiste, il avait été l’un des initiateurs du mouvement Occupy Wall Street en 2011, qui s’attaquait au monde de la finance. En 2013, dans la revue Strike !, il publie un article intitulé « Le phénomène des jobs à la con » qui fit l’effet d’une bombe. Il reçut des centaines de témoignages de personnes confirmant ses intuitions.
Qu’est-ce qu’un bullshit job ?
Les « jobs à la con » (ça sonne moins bien en français) sont présentés par David Graeber comme un phénomène de grande ampleur, caractéristique de la société contemporaine. La définition qu’il leur donne est la suivante : « Un bullshit job est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste, que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien ».
L’ouvrage de Graeber nous présente une typologie des bullshits jobs. Il les répartit en cinq catégories.
1. Les « larbins » sont les emplois qui ont pour seule utilité de permettre à quelqu’un d’autre de paraître important. C’est le cas, par exemple, de nombreux postes de réceptionnistes ou d’assistants en tout genre dont le seul objectif est de montrer le prestige de l’entreprise ou de la personne qui les emploie. Ceux qui sont titulaires de ce type de postes ont souvent beaucoup de mal à occuper leurs journées.
2. Les « porte-flingue » sont des métiers qui ont une composante agressive et qui n’existent que parce qu’ils ont été créés par d’autres. Ils émanent directement du système de concurrence du capitalisme et monopolisent des moyens financiers énormes. C’est le cas des secteurs du lobbying, des relations publiques et du marketing notamment. Ils sont la plupart du temps considérés comme nuisibles par leurs occupants eux-mêmes.
3. Les « rafistoleurs » sont les emplois créés pour régler des problèmes qui ne devraient pas exister. C’est le cas de nombreux subalternes embauchés pour des tâches de relecture, correction, réécriture pour palier à l’incompétence de leur supérieur. De même, il subsiste des tâches qui pourraient être automatisées aisément et qui ne le sont pas, ou même qui ont été automatisées et qui ne le sont plus en raison d’un dysfonctionnement ou d’un problème d’organisation.
4. La catégorie des « cocheurs de cases » représente une diversité d’emplois permettant à des entreprises ou institutions de prétendre qu’elles font quelque chose alors qu’elles ne le font pas. On peut penser aux milliers de rapports commandés tous les jours sur des questions très diverses (sécurité, environnement, numérique…) et qui ne sont lus par personne hormis ceux qui les fabriquent. Les témoignages dans le livre, pour cette catégorie, sont tout à fait édifiants.
5. Les « petits chefs », enfin, sont les supérieurs dont l’essentiel du travail consiste à confier des tâches à d’autres et qui trouvent eux-mêmes que leur présence ne change strictement rien. Le boulot est fait, qu’ils soient là ou non. Certains se considèrent même comme nuisibles car leur rôle est de confier des tâches superflues ou inutiles.
Le livre présente un grand nombre de témoignages qui viennent illustrer chaque catégorie, mais surtout nous alerter sur le problème de fond que notre société est en train de vivre. Ces situations produisent de la détresse psychologique et énormément de malheur. David Graeber consacre d’ailleurs un chapitre entier à cette question des conséquences morales de ce phénomène. Ne rien créer. Donner son temps pour rien. Se sentir inutile, parfois nuisible, souvent prisonnier. Très peu d’êtres humains peuvent bien vivre une telle situation.
Que faire face aux bullshits jobs ?
L’économiste John Maynard Keynes affirmait en 1930 que les progrès technologiques permettraient à des pays comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis d’instaurer la semaine de 15 heures de travail à la fin du siècle. Peut-être n’avait-il pas tort ? C’est la question fondamentale que se pose Graeber dans son ouvrage. La réduction globale du temps de travail promise par Keynes aurait été remplacée par une prolifération des jobs à la con. Pourquoi ?
Les raisons sont à la fois politiques et économiques. À partir des années 1980, l’augmentation de la productivité ne profite plus du tout aux travailleurs. La majeure partie est captée par les plus riches. Une partie non négligeable est consacrée à la création d’emplois dans les secteurs du management, des services, de la bureaucratie privée et publique, tout cela étant encouragé par les gouvernements qui ont fait de la lutte contre le chômage une priorité. L’idéologie libérale y est pour quelque-chose. Elle sacralise l’emploi et suppose que tout travail rémunéré est forcément utile. Elle stipule que l’individu s’épanouit par et grâce au travail. Il ne faut surtout pas l’en éloigner en lui allouant une rémunération qui en serait déconnectée. Elle postule que l’efficacité du marché est toujours supérieure et que la concurrence permet de faire baisser les coûts. Les exemples permettant de contredire cette mythologie sont évidemment légions.
La force de David Graeber est de ne pas nous abandonner comme cela. Sans solution, et avec la conscience d’un gigantesque problème que nous ne pourrions régler que par la révolution. L’auteur conclut son ouvrage en affirmant qu’un revenu de base ambitieux et sans condition pourrait être un premier moyen de se sortir de cet asservissement aux bullshits jobs. Il s’agirait, en somme, d’offrir aux gens la liberté de les refuser. La récente période d’épidémie et de confinement avait révélé au grand jour que les métiers les plus utiles étaient aussi les moins payés. Il serait faux de dire que l’argent encourage les citoyens à remplir les tâches les plus nécessaires à notre existence. Le revenu de base sans condition serait la possibilité d’abandonner des pans entiers de l’économie jugés inutiles, absurdes, ou même nuisibles. Et comme l’être humain est fait de telle sorte qu’il préfère faire quelque chose que ne rien faire, il est raisonnable de supposer qu’une bonne partie de la force de travail se portera vers des tâches utiles. Laissons à notre cher anthropologue les derniers mots.
« C’est vrai, des millions de petits agents publics tels que les « conseillers en prestations sociales » verraient leur job disparaître. Mais ils recevraient un revenu de base, comme tout le monde, et peut-être que certains trouveraient une occupation réellement importante, qu’il s’agisse d’installer des panneaux solaires ou de découvrir un remède contre le cancer. Et même s’ils décidaient plutôt de monter un groupe de percussions sur bidons, d’essayer de battre le record d’activité sexuelle à un âge avancé, de se lancer dans la restauration de meubles anciens, la spéléologie, la traduction de hiéroglyphes mayas ou que sais-je encore, ce ne serait pas plus grave que cela. Laissons-les faire ce qui leur chante ! Quel que soit leur choix, il les rendra à coup sûr plus heureux qu’ils ne le sont aujourd’hui à sanctionner les chômeurs arrivés en retard au séminaire « Rédaction d’un CV » ou à s’assurer que les sans-abris présentent bien trois preuves d’identités différentes. Et leur bonheur retrouvé rejaillira sur tout le monde autour d’eux »2.