Killers of the flower moon

Si tu t’es rendu en salle aux mois d’octobre ou novembre derniers, tu n’as peut-être pas loupé Killers of the flower moon. Je te propose ici un petit retour sur le dernier Scorsese, adapté du livre La note américaine de David Grann.

Aux États-Unis subsiste encore, de plus en plus difficilement, un cinéma de premier plan que l’on pourrait qualifier de politique. Le cinéma politique s’intéresse aux oubliés de l’histoire et à l’histoire oubliée. Il prend à rebours le sens commun, les discours officiels, les mythologies nationales. Il touche l’Amérique, et plus globalement l’Empire occidental en son cœur, en révélant les mensonges et la violence qui ont fondé notre civilisation.

Ce cinéma réalise moins d’entrées que celui de Marvel, Fast and Furious ou Disney, c’est ce qui le met en danger. Martin Scorsese insistait, dans une interview à Télérama1, sur la difficulté de plus en plus grande à obtenir des financements pour ce type de films dont le succès commercial est nécessairement incertain. Si tu t’es rendu en salle aux mois d’octobre ou novembre derniers, tu n’as peut-être pas loupé Killers of the flower moon. Je te propose ici un petit retour sur le dernier Scorsese, adapté du livre La note américaine de David Grann.

La magie du pétrole, la hiérarchie inversée ?

Les Osages sont une tribu indienne basée dans l’Oklahoma. Puissance militaire et commerciale avant d’être dominée par un État américain en construction, le peuple Osage fut un allié incontournable des colons français au XVIIIe siècle, jusqu’à la cession de la Louisiane en 1804. Lors d’une visite en France en 1725, les chefs Osages chassèrent en compagnie de Louis XV. Le début du XXe siècle symbolise l’arrivée d’un autre type de pouvoir. Celui de la rente pétrolière, du fait de la découverte d’or noir en quantité importante sous les prairies Osages.

Scorsese nous fait entrer dans cet univers pour le moins inhabituel. Les indiens sont devenus riches. Ils possèdent de belles voitures qu’ils font conduire par des chauffeurs blancs. Ils disposent d’une armada de domestiques à leur service et font vivre toute une économie locale allant du cireur de botte au médecin. Tout laisse à penser que les hiérarchies de pouvoir sont inversées dans cette économie locale boostée par la rente pétrolière. Les Osages sont des capitalistes comme les autres, donc, jusqu’à un certain point.

Une spoliation lente et sanglante

L’histoire qui nous est contée dans le film est celle d’un accaparement. Un plan méthodique et d’une implacable cruauté se déroule lentement à l’écran, conçu par une figure blanche locale (William Hale interprété par Robert de Niro) dont l’objectif est de subtiliser la rente pétrolière des Osages. Le personnage d’Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio) apparaît comme un idiot, vouant un culte à son très respecté oncle Hale, suivant ses instructions à la lettre et semant le mal presque sans s’en rendre compte. C’est ce mal qui intéresse Scorsese. Le cinéaste cherche à le comprendre, à en faire la généalogie, à en révéler la complexité. Il semble provenir de l’humanité même, mais sous quel ressort ? Le racisme, la cupidité, la soif de pouvoir ?

L’importance donnée au point de vue des victimes décuple la puissance des images. Le regard impuissant de Molly (Lilly Gladstone), qui s’accompagne d’une certaine sagesse, d’un amour, d’une foi ou d’une espérance rudement mise à l’épreuve, apparaît glaçant. La caméra placée dans l’intimité du couple que forment Ernest et Molly ne fait qu’accentuer la dimension tragique du récit. Scorsese ne cherche pas à donner du rythme au scénario. Il ne cède rien au spectaculaire. Les choses se déroulent petit à petit, comme un poison qui se répand. C’est la lente agonie du peuple Osage. Et l’on espère jusqu’à la fin que quelqu’un ou quelque chose y mettra un terme. Matrixé par Avengers, on attend le justicier… Et il n’arrive pas. La justice, oui, mais si tard, toujours trop tard.

Racisme et capitalisme à travers l’œil scorcesien

Les osages, même riches comme des blancs, ne sont pas des blancs. Cela ressort très clairement dans Killers of the flower moon. Ils n’ont pas l’autonomie des blancs, en particulier. Le film montre d’une certaine manière un étau qui se forme autour des indiens et les rend prisonniers. Ils sont tributaires de banquiers blancs pour gérer leur argent et l’utiliser. Ils dépendent de médecins blancs en qui il faut faire conscience et qui se trouveront être de mèche avec leur bourreau Hale. Les criminels qui seront embauchés pour faire le « sale boulot » n’auront aucun scrupule à tuer des indiens. Ils en tireront même une certaine jouissance. De son côté, le pouvoir de l’État fédéral mettra davantage de temps à réagir.

Le racisme est donc nécessairement un facilitateur de l’horreur. Il n’est par contre pas vraiment montré comme l’élément explicatif central de l’histoire. D’ailleurs, Hale est-il raciste ? Ce n’est pas évident. C’est bien l’argent qui motive Hale. Le racisme, lui, est ancré dans la société, et c’est ce qui facilite son entreprise criminelle.

Le capitalisme, quant à lui, est plus difficile à cerner dans cette œuvre. Nous n’avons pas ici l’acuité d’un Paul Thomas Anderson, qui décrivait de façon magistrale les structures de l’accumulation primitive du capitalisme pétrolier dans There will be blood. On pourra y consacrer un article. La comparaison n’est pas pour autant absurde. Scorsese fait ce qu’il sait faire. Et il sait très bien faire des films de gangsters. C’est même un maître en la matière. Or, il se trouve que les luttes pour l’accaparement du pétrole, fondatrices du capitalisme américain, ont tout à voir avec des entreprises mafieuses. Le mensonge libéral de la concurrence libre et pacifique s’en trouve réduit à néant. Les riches ont les mains sales.

  1. « Martin Scorsese : Plus je vieillis, plus mon désir de cinéma est fort » par Laurent Rigoulet, Télérama, octobre 2023 []