La Stratégie du choc

C’est l’histoire d’une guerre idéologique qui fut remportée par des moyens militaires. C’est l’histoire de l’imposition, par la force, d’une doctrine économique aux conséquences sociales désastreuses dans le monde entier.

La Stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre1 est un ouvrage écrit par la journaliste canadienne Naomi Klein en 2007. Riche d’un travail documentaire exceptionnel, le livre dresse une histoire mondiale du néolibéralisme. Il vaut bien un article un peu plus long que d’habitude.

Une « thérapie de choc » est un ensemble de réformes ultralibérales appliquées très rapidement à une économie. Elle s’accompagne systématiquement de mesures répressives sur les populations qui se voient dans l’impossibilité de réagir.

Comment imposer des réformes que personne ne souhaite ?

Dans la période d’après-guerre, ce sont les idées de l’économiste John Maynard Keynes qui dominent. Le marché étant imparfait et vecteur de crises profondes, l’État doit être à la fois régulateur et protecteur. Des États forts se sont donc constitués dans de nombreux pays en taxant les plus hauts revenus et en créant des services publics. Dans les pays cherchant à rattraper les occidentaux (en Amérique latine notamment), la vision développementaliste stipule qu’il faut protéger son industrie et développer un État providence à l’aide d’un système de redistribution efficace des richesses.

Aux États-Unis, l’école de Chicago entend contester la domination des idées interventionnistes. L’économiste Milton Friedman voit dans le marché le meilleur régulateur de la société. Pour populariser ses idées, il va bénéficier d’un atout considérable… Ces dernières sont très compatibles avec les intérêts des plus riches. Très minoritaire, l’école va user de ses relations avec le pouvoir américain et les grandes firmes pour implanter sa vision de l’économie à l’étranger, et en premier lieu en Amérique Latine.

La question fondamentale que se posent les économistes de Chicago et, très bientôt, le gouvernement américain est la suivante : comment imposer des réformes à des peuples qui n’en veulent pas et qui n’y ont aucun intérêt ?

Le coup d’État militaire, un instrument efficace

En 1970, Salvador Allende est élu Président de la République du Chili sur un programme de nationalisation des secteurs stratégiques et de redistribution des terres agricoles. Des mesures extrêmement ambitieuses sont décidées dès son arrivée au pouvoir. On peut citer le plafonnement des prix des biens de consommations et l’augmentation du salaire minimum de 40%. Il annonce également la nationalisation des mines de cuivre, qui représentent 80% des exportations du pays. Ces réformes de rupture avec le capitalisme lui coûtent la vie. Un coup d’État militaire soutenu par la CIA propulse Augusto Pinochet au pouvoir en 1973. Des élites formées directement par Friedman se retrouvent dans les principaux ministères. La « thérapie de choc » est appliquée dans un climat de terreur généralisée. Le Chili sombre dans une pauvreté extrême.

En Argentine, dans les années 1970, le taux de pauvreté est très faible, en dessous de 9%, et le taux de chômage est d’environ 4,5%. Le pays n’a rien à envier aux économies les plus développées. En 1976, un coup d’État est soutenu par la CIA. S’ensuivent des réformes néolibérales aux conséquences désastreuses. Le revenu des argentins chute de 40% et plus de la moitié de la population se retrouve sous le seuil de pauvreté. Friedman parla de « miracle » au cours d’une visite en Argentine. Pendant ce temps, massacres, torture, enlèvements, formaient le quotidien de l’opposition politique.

Le chantage à la dette, option privilégiée des créanciers du monde

Dans les années 1980, le chantage à la dette, par l’intermédiaire du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale, fut massivement utilisée pour contraindre les pays à appliquer des réformes néolibérales. Au Brésil, la dette monstrueuse que la dictature militaire avait accumulée aurait simplement pu être annulée. Il n’en a rien été. Un « programme d’ajustement structurel » a été réclamé contre l’octroi de nouveaux prêts pour « sauver l’économie ». La pauvreté a ensuite explosée.

Un procédé similaire a été employé en Pologne à la fin des années 1980, au moment où le mouvement Solidarnosc prend le pouvoir et la domination soviétique se termine. Jeffrey Sachs, économiste de Harvard très proche de Friedman, conçoit une thérapie de choc et promet de sauver le pays qui était alors très endetté. Deux ans plus tard, le taux de pauvreté en Pologne était passé de 15 à 59% et la production avait chuté de 30%. Des grèves massives permirent aux polonais de sauver une partie de leur secteur public et d’ainsi limiter la casse.

En Asie, l’Indonésie, la Thaïlande et la Corée du Sud ont dû faire appel au FMI dans le cadre d’un plan de sauvetage dont le résultat a essentiellement été l’appauvrissement, la prostitution, la drogue et les bidonvilles pendant qu’une infime minorité s’enrichissait. On sait, depuis, que le FMI falsifiait régulièrement les chiffres de certains États pour les rendre peu attractifs et dépendants de l’aide internationale.

Se mettre au service des puissants et leur promettre l’enrichissement

Les idées néolibérales cheminent jusque dans la Chine de Deng Xiaoping. Friedman et les Chicago boys conseillent alors aux cadres du Parti communiste chinois (PCC) de libéraliser des pans de leur économie. L’État crée des zones franches, dans lesquelles les réglementations sont particulièrement faibles. Il séduit les grandes firmes internationales et enrichit sa classe dirigeante. Rappelons que 90% des milliardaires chinois sont des enfants de cadres du PCC.

En Russie, après la chute de l’URSS, le gouvernement américain voit en Boris Eltsine une personnalité qui pourrait défendre les intérêts occidentaux. Le FMI considère qu’il faut mettre en place une transition rapide vers le capitalisme. En quelques mois, les sociétés d’État les plus lucratives sont transférés à une poignée d’oligarques qui deviennent milliardaires. La production chute de 40%. L’impopularité des réformes oblige le Parlement à s’y opposer. Eltsine répond en envoyant l’armée. La thérapie de choc imposée à la Russie fut peut-être la plus meurtrière du monde. Soixante-quatorze millions de Russes vivent sous le seuil de pauvreté au milieu des années 1990 alors qu’ils étaient seulement deux millions dix ans plus tôt. Ils découvrirent le chômage, les enfants à la rue, les usines en faillite, autant de choses qui n’existaient pas à l’époque soviétique. On peut entendre en Russie le terme de « génocide économique » pour évoquer cette période.

Les catastrophes naturelles et les guerres comme opportunités économiques

Au Sri Lanka, un gouvernement de gauche est élu en 2004. Il s’oppose à la transformation du pays en gigantesque zone touristique et protège notamment les pêcheurs qui se trouvent sur son littoral. L’ouragan dévastateur de 2005 offre l’occasion à la bourgeoisie de prendre le contrôle des plages. Un plan de reconstruction interdit aux pêcheurs de reconstruire leur maison. Les dons récoltés dans le monde entier servent de subvention aux entreprises privées et aux grands projets touristiques.

Les pays occidentaux ne sont pas immunisés. L’ouragan Katrina, qui dévasta la Louisiane en 2005, a été considéré comme une opportunité pour tester la théorie néolibérale aux États-Unis. Suivant les conseils de Friedman, le gouvernement de Bush décida de subventionner des écoles privées dites « à charte », en remplacement des écoles publiques de La Nouvelle-Orléans. Les seuls résultats furent une baisse du taux de scolarité et une augmentation de la criminalité.

D’une manière générale, ce sont les contextes de « table rase » et de destruction qui sont favorables aux expérimentations néolibérales et à l’enrichissement du capitalisme américain. La guerre en Irak a généré des profits exceptionnels pour l’industrie américaine. D’abord pour le secteur de l’armement, puis pour celui de la construction et diverses grandes entreprises qui ont pu jouir d’un nouveau marché. Les travailleurs irakiens, quant à eux, en ont fait les frais en subissant le chômage et la précarité.

La stratégie du choc, c’est l’idée qu’il faut se saisir de toutes les situations dans lesquelles les masses populaires sont affaiblies pour imposer une libéralisation générale de l’économie. Le seul résultat qui en découle est toujours le même. Il s’agit d’un affaiblissement de l’économie du pays, un enrichissement d’une petite classe oligarchique, et un appauvrissement général de la population.

La violence est à chaque fois très présente, y compris dans le monde occidental. On sait avec quelle force brute Margaret Thatcher réprima les grèves ouvrières au Royaume-Unis durant son entreprise de réformes très impopulaire.

En France, Emmanuel Macron a, depuis son élection en 2017, fortement accéléré la libéralisation de l’économie. Des mouvements sociaux se déclenchent face aux différentes lois (travail, enseignement supérieur, retraite, immigration) et sont traités de plus en plus durement par le pouvoir. De plus en plus de gens ont faims, dépendent des associations, sont mal logés ou pas logés du tout. Le taux de pauvreté augmente pendant que la fortune des plus riches explose. Dure réalité d’un peuple en état de choc à qui l’on impose, comme pour l’achever, le triste spectacle des jeux olympiques à 300 euros la place.

  1. The Shock doctrine, the Rise of disaster capitalism, Knopf Canada, Toronto 2007 / Leméac Éditeur 2008 pour la traduction française []